La Vérité pratique (2002)
de
Ricard Ripoll i Villanueva



La Vérité pratique (2002)

I. Les saisons éternelles

                                        Miroirs en feu

     Les miroirs nous obligent à limiter la joie des mots innocents. Il suffit de perdre le regard dans les mondes ambigus qui se multiplient par notre présence et une explosion de sens maltraite les identités floues. Nous doutons alors des racines qui naissent, tout d'un coup, de passés incertains. Un froid très vif de décembre commence; et des feux éclatent dans des regards patients qui débouchent sur des crépitations légères.

     Nous nous connaissons dans la distance, en attente des heures molles qui finiront par déchirer tous les souvenirs. Ce n'est peut-être qu'un désir, mais je crois que tu as inventé l'étincelle d'un instant au coin des possibles craintes où je repose après d'anciens combats.

     Sans y prêter gare, je dégrafe l'habit de la nuit, et je m'illusionne de rencontres capables de découvrir la beauté des incendies lointains, pour abandonner finalement les mots au calme et au silence.

     Comme un coup de tonnerre qui fait trembler les couchers de soleil, je t'observe maintenant dans ta complète nudité, au-delà des sentiments, au-delà des peurs ataviques, des espoirs frustrés, des amours oubliés, des coeurs empierrés par la répétition et l'envie, par les angoisses qui accompagnent les firmaments solitaires, au-delà du geste gauche que la main dessine sur le ventre lisse, comme un paysage désolé à la recherche du fleuve, comme la possibilité d'un infini sans cesse refusé.

      Les miroirs ont déchiré ton corps qui, comme une mer vocalique, entre des miettes de désir, fuit, en un flux irrégulier, la certitude des mots et, devenu flèche nocturne, se laisse bercer par le profond plaisir des blessures.

                                        Les grottes

      La mer, en retirant son écume, a glissé sur des siècles d'impatience, et a montré l'éternelle menace suspendue à l'arête des pierres. Les eaux ont englouti, en une profonde spirale, des souvenirs d'immensité, des espaces immaculés, des longues heures sous un silence absolu. Et les prairies sont nées, comme des océans de vert, en une unique couleur répétée à l'infini en un dégradé de tons. Le printemps est sur le point d'éclater, tel un gland, sous l'emprise de la chaleur des corps encore innocents.

      Plus loin, l'évocation du soleil, et des déserts où les cailloux adoptent les formes d'une présence hasardeuse, précipite l'enfoncement dans le calme des grottes de l'enfance. J'y ai rêvé, protégé par les haines primordiales, guettant les passions qui n'osaient pas se révéler, en attente de la caresse qui prend la forme d'une présence féminine. La première fille qui t'apprend à voir. Et le regard est angoisse, la lenteur de ce regard qui voudrait se perdre à l'infini et, en même temps, planter son éternelle flèche au fond de la peau blanche, tremblant comme une page qui va bientôt être souillée par la lettre nécessaire.

      Caché dans des grottes lointaines, j'écrivais les premiers mots d'une jeunesse inventée: le premier nom d'une jouissance magique, le premier baiser, le premier geste qui brise une éternité de silences pour instaurer le cri comme seul désir, et les plaintes deviennent les points de suspension d'un texte à peine imaginé. C'était la poésie de ton corps, l'apprentissage d'une géographie sensuelle qui mémorisait chacun des plis d'un paysage mystérieux. Je me sentais tel un poisson nageant entre des verts lumineux, dans une mer sans écueils où le vide me forçait à penser des mots capables de maintenir vive ton image. Je t'aurais désirée derrière des plantes verticales, au milieu de bulles, comme une sirène perdue dans un océan de doutes.

      Mais tu mettrais encore longtemps à apparaître, et ma vie serait une suite d'erreurs. Sous les masques de l'amour, vivraient la peur de la solitude, et la rancoeur. Combien de noms, dont le souvenir n'importe plus, pour créer, non pas l'absolu, inabordable, mais simplement la sérénité! Chaque pas, comme une miette d'amour, crée le fossile d'où naîtra la nouvelle passion!

                                        Les symphonies du soir

      La beauté convulsive! Comme il est doux de se laisser porter par les heures qui sonnent au loin! La tête vide, si possible, et rien que des notes qui assourdissent le soir où j'ai décidé de m'enfermer.

      Chevauchée de mots qui s'adaptent au rythme des notes au milieu des souvenirs en fuite. Le disque tourne sur la table du salon. Les rideaux vibrent sous le vent léger d'avril et moi, debout sur une chaise, avec une baguette volée au restaurant chinois du coin, je dessine les premiers compas de la cinquième symphonie de Beethoven.

      Chaque soir, c'était la fête, et les oeuvres devenaient fantastiques quand pénétrait, grâce à Berlioz, la folle danse des amours impossibles. L'oiseau de feu volait entre les meubles à la recherche de l'azur qui pointait derrière les fenêtres. Quel âge avais-je? Douze, quatorze au plus. Et la tête pleine de musiques assez puissantes pour fracasser la voûte céleste. Chaque fois, contre l'air, je simulais fendre les solitudes amères où j'oubliais qu'un jour tu viendrais sans partition, pour tracer les traits de mon futur.

      Je buvais la beauté avant de la lire chez Breton. La beauté convulsive des notes parfaites pour les soirs offerts aux dieux. Ô absolu! Seul le mot pouvait rétablir, après le silence, l'oubli de la note suspendue. La maison tremblait et les voisins criaient grâce.

      Le mot était silencieux. Je le dégustais seul, comme un fruit interdit, sans en expulser aucun désir. Peu à peu, les musiques devinrent intérieures et les rythmes, affolés par la frustration du cri, brisèrent les vers tranquilles des premières pages.

      Ô absolu des mots aiguisés accompagnés de notes occultes! Maintenant, les soirs cachent la passion dans des prisons d'enfance. Je suis descendu de la chaise. Mon royaume est terrestre, malheureusement. Qui oserait tirer contre les bleus de la nuit quand l'horizon suinte de verts maritimes en fuite vers le vide?

                                        Lèvres d'espoir

      Douleurs, lorsque se précipite l'été. Piqûre au coeur et vie nouvelle. Mon souffle se réactive en des rythmes frénétiques. Juin adoré où tout se répète. Doubles dans des miroirs de patience. Tu es aussi déjà l'autre; dualité des noms.

      Je passe des heures à regarder tes lèvres, ce tendre sourire qui découpe le regard en des aubes inventées, lorsque les passions commencent à fleurir sous les braises. L'air est frais au milieu des souvenirs que les peines inévitables rendent langoureux.

      Tes lèvres de mer, qui cherchent les marées, en ces nuits étirées, quand on n'aperçoit aucune clarté.

      Tes lèvres dessinées par une fissure permanente qui, à l'approche de la souffrance de la mémoire, se ferme de telle manière que seul y pénètre l'air matinal. Cette coupure où la beauté, comme sous l'influence de la blessure causée par la hache, entre afin de stimuler les images inquiétantes du hasard provocateur.

      Tes lèvres, grelots qui accompagnent mes rêves, comme des fils qui tissent l'avenir, à l'ombre des éclaboussures de larmes arborescentes sur ta fine peau. Cette respiration nocturne qui alimente les océans de plaisir, comme si le cri, après avoir chassé les intrus, s'enracinait au corps et en devenait le tissu.

      Tes lèvres sont le futur, l'utopie d'un univers de perfection, le songe léger de combats où le sang inonde des veines pour réclamer la vie; ce sont des étés où je me perds, à la recherche des déserts et de la beauté irisée de ton regard.

      Tes lèvres ont compris ma désolation, et ont proposé un long rapprochement à mon corps. J'attendais, sans doute, à l'abri d'une solitude maladive, la venue des orages, et la violence de ton baiser. Puis vinrent les pluies pour nourrir de nouvelles tempêtes, pour que les gestes de cessent plus, pour construire les espaces d'une lente libération, car notre existence, entre l'éclair et le tonnerre, trouve le calme du lendemain, quand les rues sentent l'humidité et brillent d'un profond désir.

      Tes lèvres ont fendu l'air et en elles, aveuglé par la joie d'exister clairement, je m'y suis enraciné. Car tu n'avais d'autre sens que celui d'évoquer le sang versé dans les combats fratricides, les blessures provoquées par les mots aiguisés de la révolte, les naissances d'un quotidien angoissant, au-delà des besoins immédiats, ou également les bris du rêve qui, lors des nuits honteuses, deviennent des ouvertures tragiques par où pénètre un vacarme assourdissant.

      Et, pendant ces nuits, alors que je tentais d'inventer d'autres horizons, tes lèvres m'attrapaient et je buvais tes mots avant de me noyer dans des océans pleins d'évidences.

      Vie de tendresse enracinée aux regards.

      Vie passionnée de mystères à résoudre, et d'espoirs énigmatiques.

      Vie née de l'écume de tes lèvres...

      Tout ce qui t'entoure est vie, geste, mouvements, et les mots ne peuvent qu'en fixer l'intention.

      Mais tes lèvres sont l'espérance de la flèche lorsqu'elle atteint les impossibles.

                                        Paysages

      Je suis à la recherche des lignes fuyantes qui brisent les absolus. Ton corps allongé, unissant les pôles les plus fantaisistes, la nuit et le jour, le passé et le futur, les gémissements et les cris, comme une étoile guettant un quelconque hasard, invente l'éclat des yeux.

      Il est vrai que je ne peux cesser de te regarder; je sens un besoin indestructible de fixer chaque morceau de ta peau pour y découvrir la nudité que tu ne montres pas, ou qui devient difficile à voir, quand les horizons cachent la courbe océane. Alors, tu te tends en un accord soutenu par des années de douleur. Tu sais attendre le moment où ton corps devient arc afin d'en extraire la force et construire la dureté, pour être définitivement ce point vers lequel se précipitent les marées. Tu as attendu la montée des eaux qui, en une danse capricieuse, cherchent la fuite en des immensités inconnues comme si le calme des coins ombrageux n'était plus suffisant pour créer des instants de vie. Il faut un perpétuel zigzag, un ralentissement qui réactive le saut vers des futurs inimaginables. La surprise est toujours possible. Rien n'est définitif et, à mesure que la rivière traverse des épaisseurs vertes, au-delà du bleu qui l'attend, naît un vacarme de fond qui s'enracine aux cailloux et projette à la superficie une incessante vibration. La fraîcheur des pierres sous mes pieds me rappelle la caresse de tes seins sur la paume de ma main.

      Ton corps est devenu rivière. En une symphonie de couleurs, danse d'ombres casuelles, il se recroqueville lentement autour de rêves picturaux. Il est devenu paysage où se précipitent les guerres; espace de combats silencieux où sont oubliés les gémissements et où les mots, pour éviter de plus grandes violences, s'écrivent à même la peau. Ton corps a créé l'espace de mon dire. Et je peux repeindre les voyelles décolorées de la passion, me souvenant des voyages sur le bateau ivre dans le poème de la mer. « A » - comme Arthur - sera à jamais noir, car le début de tout paysage, c'est le geste amoureux du corps nu et du trait de l'encre, comme un début d'explosion, comme la promesse d'une violence définitive.

      Le Poème est un acte d'agression. Je te déchire la peau pour commencer à vivre et à m'habiller de la froideur du monde en de nouvelles images. Je ne cherche que le bonheur en ce lourd été qui ne veut pas s'achever, où les mots sont indolents, et où l'absence de ton regard me pousse vers des rues inconnues. Des visages étranges m'entourent, des rires édentés, des yeux exorbités...la ville s'est vidée de toute son exubérance, de toute répétition - sémaphores à chaque carrefour qui empêchent le choc des images -, de tous les mots qui prétendent communiquer un sens déjà préétabli, comme si le sens existait en dehors de la volonté de le créer, comme si déjà, avant même d'écrire, il existait un monde, pareil au monde réel où se répètent les signes pour que tout le monde puisse les comprendre, où les mots sont clairs, nets, et ne montrent qu'une seule voie, un sens unique, comme si le sens avait été négocié avant d'avoir parlé... comme si le geste qui marque la limite de la passion, l'autre côté, cet espace où tout est possible, n'importait pas.

                                        Les déserts qui couvrent le corps

      J'avais imaginé ton corps nu, couché sur le sable blanc du désert, et sous la tente berbère, pendant que nous prenions le thé à la menthe. Je te voyais traverser les dunes, le sexe brillant sous la réverbération des oasis. Une pluie d'étoiles te précédait, elles cherchaient l'obscurité afin d'inventer de nouveaux lointains. Tes cheveux, en vagues régulières, inondaient les routes sèches des passions oubliées par le temps. Les années n'avaient pas pourri tes espérances ni abîmé ta force.

      Derrière toi, par des échos terrifiants, le désert te poursuivait et tentait d'ensabler tes épaules brûlées. J'observais tes fesses, et je désirais me réveiller pour pouvoir avoir accès au complet. La ligne parfaite de ton dos se confondait avec le trait jaune de l'horizon quand tu t'agenouillais pour te souvenir du glorieux passé de ce pays.

      Rose des vents, ta peau créait le temps, et la solitude.

      L'espace, ouvert comme une page blanche, se répétait à l'infini, en des lacs inexistants où étincelaient les mots tout juste prononcés. C'était des miroirs de jouissance où les heures s'arrêtaient avant de planter leur aiguille dans le coeur désolé des passants.

      L'air diffusait la brûlure des oublis.

      Les roches anguleuses laissaient l'espace suffisant pour pouvoir avancer vers les secrets. Mot à mot, pas à pas, comme si je sillonnais ton corps avec le sexe de tous les souvenirs devenus des armes pointues, je déchirais la membrane des infinis. Au fur et à mesure que je pénétrais dans la caverne naturelle, les empreintes d'une présence antérieure devenaient plus évidentes. Et c'était moi-même qui avais foulé ce lieu qui m'était maintenant inconnu. Tel un seul lieu qui s'effrite jusqu'à conserver, dans chaque morceau, la mémoire d'une passion. Et la passion devenait désert pour couvrir ton corps nu.

      La nuit gagnait sa course, et déjà la lune imposait sa paix. Tu me réveillais, et la vie commençait alors, car devant moi, tu avais préparé la table en bois et, dessus, la feuille et le crayon.

                                        L'expulsion infinie du venin

      Novembre prépare sa première semaine, qui termine sur un cri.

      Voici le scorpion, avec son dos d'argent, cachant son doux venin.

      Tu t'es endormie, et ma main souffre de l'effort nocturne. Mais je souffle à ton oreille l'espoir d'une piqûre. Le désert t'apporte la soif nécessaire, et tu bois sans fatigue, comme si tu avais le désir de remplir un infini de quiétude avec la fraîcheur de ton corps.

      Ma main s'ajuste aux courbes de tes dunes et fréquente, indécente, les tanières humides où se réfugient les assassins. Tu l'as vu arriver et tu ouvres tes yeux pour apprécier sa grande beauté. Il te regarde avec envie. Il a besoin de la chaleur de ta peau, et il attend ton geste pour contenter tes désirs.

      Ma feuille, de toute la nuit, n'a été salie par aucun trait. J'ai fermé les yeux et j'ai vécu des aventures lointaines où tu expérimentais une jouissance incandescente. Mais, maintenant, je prends la plume devenue flèche, et j'écris ton nom avec une encre épaisse.

      Tu ressens la piqûre. Ta peau a été déchirée par un tremblement aigu. Le mot te pénètre. L'écriture séminale de ma folie, au-delà des déserts qui t'ont dénudée, te précipite vers des abîmes qui multiplient les sens.

      Echos de voix inconnues, sons inexplicables, et ruptures en chaînes. Vocalisation des utopies qui glissent comme l'animal né en ce novembre sismique. Et, sous les pierres, les sentiments qui entraîneront, un jour, l'écroulement des certitudes, illuminent de nouvelles visions. La Poésie est un futur, et sa sage violence brisera l'autorité.

      Aucun pouvoir ne résistera. La Passion deviendra parole de joie. Le Poème sera Passion.

      Le scorpion prépare son indispensable piqûre. Et toi, tu t'ouvres en attente d'une imminente germination, dans la nuit des déserts, alors que je cherche ta présence, ton improbable présence. Avec le mot, tel un couteau sur le point de couper le voile de l'horizon afin d'en expulser l'infini venin.

II. Les ancres du désir

      Ta vie est un tissu de points, noir sur blanc, comme une constellation de couleurs qui, en se rencontrant, forment l'espace d'un possible: une porte ouverte sur le vide, sur des torrents de sang, en ces régions chaotiques, pleines d'hydres et de minotaures. Tu n'as pas de nom au-delà de ces mots nécessaires pour manifester ta présence, et tu te caches entre les lettres, telle une douleur qui va émerger, une vague qui brise l'écume sur le corps déployé des rêves.

***

      Le blanc était un appel, une flèche, une défaite. Et je devais le remplir de ton image. Je me perdais dans les vides, je m'y oubliais, comme un anachorète. Sans voix. Sans croyances. Et tu devins alors l'horizon où les aubes se noyaient sous le vol majestueux des vautours indispensables. Nuit des aventures humaines. Encre des fictions où les corps trouvent les délices. Comme une symphonie de plaisir. Et, partout, le vide universel. Le mot était un geste. C'était l'amorce d'un coup de mer qui créait la trace.

***

      Il est possible que mon existence abîme ton corps. Peu à peu, tu commences à croire que tu peux lutter contre la rigidité des mots. Angoisse des déserts où l'oeil luit sous l'immensité d'un silence lâche. Pourtant, j'invente la poursuite des heures fuyantes, et de cette fuite j'en retire la trace d'une éternité sur le point de disperser les roches de la mémoire car toi-même ou n'importe quelle jeune fille de quatorze ans puisse lire ma poésie.

***

      Je t'observe, immobile. J'écris ta folie dans des mirages répétés comme si tu étais la couleur d'un paysage réfléchi par des miroirs impressionnistes. Tes cheveux ont tissé les filets des peurs maritimes: craintes des maelströms infantiles, des aventures inquiétantes qui surgissent des lectures d'un passé agité. Tu m'échappes sous les feux du crépuscule qui va bientôt déchirer le rêve. Telle une bande de requins qui dessinent la danse légère d'un vol impossible - image de peurs entre nadir et zénith -, tu repousses les limites, tu évoques les aboiements des chiens affamés, et au fil de ton regard s'assemblent les éléments disparates de mon identité. Bien sûr: la poésie personnelle a fait son temps de contorsions contingentes.

***

      Mot à mot, la mort porte, blafarde, ses heures noires: confusion des silences, exaltation du cri. Mots cachés. Je pourrais écrire sur ta peau l'histoire de mes passions jusqu'à en arriver à la tanière de ma tristesse comme un point final sur le plaisir. De ta forêt imaginaire j'en extrais la turgescence que je garde entre des pages vierges en attente de voyages bien plus osés. Il nous faut de la patience, et éviter les sentiments car ils sont la forme la plus incomplète de raisonnement. Toute l'eau de la mer ne suffira pas à nettoyer une tache de sang intellectuelle.

***

      Ma main façonne un futur plein de sens. L'homme est le vainqueur des chimères, la nouveauté de demain. Maintenant, je ne sais pas ce qui peut arriver: mon geste est trop récent. Laissons passer les vents, que les tempêtes liment les cailloux, et que les marées dispersent les sillons. Demain, mon amour, tu verras ton corps devenir comète. Je laisse tout ce qui m'entoure dès que je te sens présente. Si je marche, je m'arrête; si je dors, je m'engouffre dans une douce perte de mémoire; si je voyage au milieu d'îles désertes, j'aspire au calme qui m'évoque ta force. Sur ton corps sablonneux je défais les vagues d'un long plaisir attendu. Je deviens ravin où j'attends la furie des vents qui aboient de délice et qui pleurent de plaisir. Dans les grottes où je me cache, il y a encore les traces de tes pas. La nuit y pénètre quand le soleil est bien haut: les chauves-souris ne sont pas revenues. De tes veines naît un sang qui illumine et montre un point à l'horizon de mes soucis. Je te vois bien plus loin que les océans qui ont fui les plaines, comme une étoile d'obscurité. Et je vais, à la tombée du jour, à la recherche de ta cachette.

***

      Rêve: je te dévore comme un félin désespéré. Mes crocs ont déchiré ton corps jusqu'à recouvrir ta nudité de sang. Ta chair calme des années de recherche dans les plaines inutiles. J'avais chassé sans but, mais là te voici sous mes griffes. Et, à chaque piqûre, je te sens mourir. Pendant que je te mange, les images d'un passé violent m'indiquent que ton corps a souffert mes coups sur des sables estivaux. Nous n'avons pas besoin de haïr les autres, commençons par nous détester nous-mêmes.

***

      Je ne me réveillerais jamais. Je vivrais de la friction de tes mots, je les apprendrais par coeur pour te servir la réplique exacte, pour les répéter, jusqu'à trouver le geste de la libération, ce regard allumé qui évite les chemins trop usés de ton nom. Le plagiat est nécessaire. Tu serais une autre, à chaque moment inventée étoile du matin.

***

      Je me souviendrais du passé de recherche quand nous jouions à la récupération des mythes. Les noms transportaient des images de rencontres impossibles, de retrouvailles innocentes entre des pays lointains. Nous voulions réconcilier le marteau et l'enclume à coups de mots. Cause des exils, rencontres fortuites, empreintes d'infini: corps, langue, désir. Ce serait un mouvement incessant d'échos maritimes, de mots écrasés contre les nuits des évidences, d'images réitérées nées du partir. Ce serait l'apprentissage d'une création récupérée, l'épopée de sentiments secrets, l'assomption de tous les sens qui n'ont plus d'aiguillon pour exciter les sexes de la chair.

III. La libération

      Le corps, vu au milieu des brouillards crépusculaires, serait une aventure volubile, créateur de délices, miroir de réflexions. De lui à toi, un reflet de mille espérances. Je croirais en ton image, en toi, malgré le tremblement des océans cousus au rythme d'une passion chaque jour nouvelle; et je t'adorerais dans les eaux calmes de l'approche des autres. Folie constante des regards de la clairvoyance. Je viendrais de toi, et je retournerais vers toi, vers les combats les plus absurdes. Mon pays deviendrait un aller vers des espaces ouverts: tu serais cette terre sillonnée par l'inquiétude, l'envie, la cruauté la plus absolue. Tu serais ma honte, et je t'aimerais, et je te refuserais un matin quelconque pour chercher une amitié irréelle, forte et sans racines, comme cet arbre envolé qui vit et meurt sans laisser de trace, sans montrer son chemin vers l'infini. Tu serais mon passé. Tu serais l'oubli, même. J'envierais en toi l'endroit où la femme sème l'espace, où s'annulent les crépuscules fuyants. De ton corps au monde, je retrouverais l'amour de la voix, je chercherais l'azur avec la franchise des premiers mots. J'aurais peur, aussi, de la mort, peur de poursuivre un mirage, peur de ma vie, peur de la paix et du silence.

      Nous inventerions notre chemin à force de désertions, comme des briques sur la distance, lézarde sur les murs d'une présence funeste. J'apprendrais même à ne pas t'aimer, comme si ton existence était charriée par des nuages passagers. Je te tuerais avant de t'aimer, et comme je t'aurais aimée avant de te connaître mon cri serait sempiternel, jusqu'à inonder d'angoisse les fleuves les plus désespérés. Je nierais ta vie et je t'habiterais jour et nuit, en répétant les mots propres que, de temps en temps, je t'offrirais au coin d'un instant magique trouvé au milieu de visions utopiques, en échange d'un baiser, d'un regard, quand on écoute l'air épais, en échange de rien; ou en échange d'équilibres de l'être qui guette le précipice et contre le reflux d'une naissance à contretemps, quand sillonnaient des corsaires entre les rives du verbe, transportant des fers, pris sous le battement du partir, le coeur sur le point d'éclater. Et je saurais, nous saurions, que le temps ne peut pas fuir.

      Ton présent ne serait pas le mien, malgré la longue marche que nous aurions amorcée sous les brumes d'un temps immobile. Nous connaîtrions à même la peau un indéfini en partance, et nous rêverions. Nous nous inventerions l'un l'autre, échangeant des projets, partageant des angoisses, nous promenant dans des couloirs parallèles. Nous voyagerions pour nous trouver et nous nous trouverions pour aller ensemble vers la joie de vivre. Les autres - miroir d'un enfer permanent - permettraient la violence idoine au corps et l'avance inévitable de la mémoire. Une force impétueuse ouvrirait les barrières de l'espace et les briserait: nous serions nous-mêmes, notre être fuirait les cellules de l'habitude verbale. Il ne serait plus jamais carcan. Et tu me donnerais la main, mon amour, afin d'être heureux. Sans peur. Un soleil énorme soulèverait tous les futurs impossibles; nous nous éloignerions de nouveau l'un de l'autre, et de nouveau nous nous retrouverions, seuls, sans l'image du naufrage. Alors je dirais: «l'inutile justifie ma présence. Je suis libre».

      Mer d'étoiles, ton sourire laisserait s'évanouir la nuit et tu murmurerais les mots en préférant le rythme à la vérité de l'expression. Depuis l'obscurité nous construirions la solidité de la forme, et nous remplirions le texte - notre façon de comprendre le sexe - de vies à venir. Une voix chanterait la révolte: «Asseyons-nous contre la nuit!» Et nous serions des poètes rien qu'au retour du jour. J'aimerais avec obstination. Nous croirions dominer le futur avec le chant ou la répétition des nos idées saugrenues les plus profondes. Et même nous nous croirions prophètes - le dire précéderait le geste - et je jouerais avec ton corps. Le poème, né de ta peau, serait l'écho de mille existences mêlées, chacune comme un poème où les mots seraient des années, des tristesses, des envies et de la douleur. Tout paraîtrait confus, masques. Tu ne voudrais admettre aucun océan céleste; tu jouirais du hasard sur lequel tu chevaucherais, femme à la croupe des circonstances. Et moi, malgré toutes les approximations, je ne te connaîtrais toujours pas.

      Tu serais encore glacée par les heures et par les crépuscules ascendants, et tu t'efforcerais de me mener vers le présent. Caché entre des ombres d'une densité archaïque, je détruirais à chaque pas mon passé. Tu m'éblouirais, finalement, et de nombreuses peurs inconnues me tenailleraient; les années me cloueraient et les souvenirs deviendraient des pierres. Je voudrais alors être un autre devant toi, m'inventer chaque matin avant de fixer le miroir, oublier cet aveuglement qui nous mène vers des destins inexorables. De toi, de tes yeux, je prendrais un point, telle une étoile filante dans le vertex d'un désir tricéphale: corps, peau et langue ; un point qui s'éloignerait dès que nous nous en rapprocherions. Toi seule, princesse de l'immobile, en pleurant la séparation, tu pourrais cueillir notre distance.

      Plus que jamais, mon amour, nous marcherions. Nous marcherions après nous être reposés, et notre vie serait une éternelle fatigue. De toi à moi, nous nous arrêterions à la recherche des plus belles couleurs. Dans le noir imaginaire le soleil inventerait le jour, et je t'inventerais: tu serais la lumière. Je saignerais en toi, ta blessure mise à nu attendrait la chaleur des lèvres promises: ton regard pénétrerait mon angoisse. Sur la fente ouverte tu jetterais de la terre fertile. Tu m'interdirais les vagues de la mer. Tu me conseillerais la dureté des rochers. Mais moi, je serais venu me nourrir de toi et je t'obligerais à t'allonger; je te violenterais, je te haïrais. Moi seul pourrais souhaiter autant ta souffrance. J'attendrais toujours la clarté. Je voudrais te briser. Je te chevaucherais - à coups de vengeance -, éperdu, nuit après nuit, sans abandonner ta croupe à la lumière, car je pénétrerais dans les limbes des ombres profondes. Tu serais toute à moi, blessée, fatiguée par l'empreinte constante de mes mots. Je pourrais alors, sachant ta défaite, écouter le chant de la terre. Tes cheveux seraient des étincelles dans la pénombre, ta main dessinerait ma route, labyrinthe étoilé; je rechercherais un nouveau délice né de la possession du corps, et toi tu partirais.

Ricard Ripoll i Villanueva©



Théorie de la subversion (2002)

La mer, poursuivie en des paysages lointains, comme dans un rêve fuyant qui finit par gommer la cadence régulière des vagues sur les cadrans cruels des illusions. Bateaux de passion. De vie.

Salvador regarde de biais les eaux bleues de son écriture qui se nourrit du reflux des pensées. C'est un mouvement constant, d'aller-retour, de mots qui choquent, qui ouvrent des horizons, qui créent le hasard, qui inaugurent le rythme des amours impossibles.

La pureté des formes nées des volontés libres,
Le calme des heures tendues en attentes heureuses,
Une sorte de vibration qui s'accumule près de la peau
Et expulse les espoirs innocents.

Et le sens est une recherche. Salvador s'en rend compte lorsqu'il remarque une forte érection causée par la beauté de la Mer. Ecume future de sensations qui ont besoin de la main comme une écriture du corps. Aimer par les mots, comme prendre une vie à partir de caresses osées, comme se laisser porter par les coups de la jouissance, par la vague qui monte du dedans du corps et réclame la chaleur de la peau où déverser son sens. Pour savourer l'encre capable de créer la merveille. Salvador ouvre par le milieu sa plume et boit tout son liquide noir. Il boit sa propre vie, et plus tard, faisant acte de vampirisme, il l'expulsera sous forme de mots incohérents. Ejaculation de souvenirs. Anecdotes incompréhensibles. Sa raison est purement formelle.

Salvador proclame la création absolue pendant que l'eau l'arrache à une nuit épuisante:
- Il a senti la chaleur lui ronger la peau;
- Il a attendu dans des gares perdues la fuite des étoiles vers les tunnels illuminés par les étés sur le point d'éclater;
- Il a goûté des fruits inconnus, tombés d'avions qui fuyaient les guerres sempiternelles;
- Il a aimé des filles qui cachaient sous leurs jupes en papier des secrets qu'il n'avait jamais imaginés; et il leur a demandé l'heure en voyant que la nuit restait imperturbable,
- Il a crié, il a pleuré, il a menti: et quand il a senti la vibration des souvenirs sur son coeur fatigué, explorant des inconsciences lointaines, il a lancé de franches insultes qui se sont perdues dans les rivières;
- il a marché près des ravins, à la recherche de fontaines, en courant le risque de s'enfermer dans les cellules d'indifférence qui l'attendaient sur l'autre versant de la montagne

Salvador laisse l'eau rebondir, goutte à goutte, sur le fond blanc de la baignoire et, au vol, en attrape une sous forme de métaphore. Au fond de la goutte vit un monde plein de sens. Un moment il pense que sa vie dépend d'un coup de fortune, comme si chaque pas amorcé était la réaction d'un pari antérieur. Et même, il pense que quelqu'un, au-delà de son intimité, le guette pour décider la marche à suivre, comme si on l'observait pour savoir comment le jeu continue. Il voudrait abolir tous ces plans diaboliques, briser toute organisation supérieure, en décidant de ne pas initier le pas prévu mais un pas opposé. Mais comment pourra-t-il savoir si celui qui le contrôle n'a pas tout prévu, ou bien s'il agit, justement, en fonction de ses paradoxes? Salvador ferme le robinet et s'approche, encore tout mouillé, de la table de la salle à manger. Il écrit sans pauses: des poèmes, des récits, des dialogues invraisemblables, des textes fragmentaires...

Le sang est devenu un coussin pour les aviateurs qui ont abandonné, affolés par le vacarme, les habitacles douillets pour se fracasser contre les parois des falaises. Salvador manoeuvre, au milieu de nuages d'acier, en évitant la dureté des miroirs surgis du vide. C'était une multitude de mirages, un tas d'empreintes contre l'horizon, qui se terminaient en espoir après de longues heures de vol. Ecoeuré par l'immense fatigue qui ne lui permet pas de regarder tout droit, notre héros, tel un homme approximatif, ferme ses yeux vengeurs, laisse son regard sur le coin d'un fauteuil, à moitié rongé par la fine bouche des rats, et s'endort. Ce qui suit est une pure merveille. Comme si les siècles avaient attendu pour manifester leur lourde charge, on entend le tonnerre qui naît dans les vallées perdues, diffusant les mille échos des fraternités oubliées. Salvador survole des paysages de sable, alors que les dunes, comme des espérances de vagues brisées au fond des années, croissent jusqu'à former des tremblements de terre dans les grottes où attendent les ennemis. La guerre a commencé: Salvador met son casque, les yeux fermés, et tend une main afin de sentir le froid qui a congelé les ailes de la machine. Il ne voit pas plus loin que le vacarme du moteur qui est capable de réveiller les armées les plus étourdies.

Salvador voudrait déshabiller Mado, il voudrait la voir nue; mais il s'imagine la scène comme un impossible. Elle s'approche de lui et laisse tomber un à un, en lignes droites, de larges pans de sa peau. Chaque morceau forme le chapitre d'une histoire que Salvador écrit la nuit, quand Mado défait les draps d'inconnus qui viennent de la croiser dans des couloirs oniriques. Ni Salvador ni Mado ne peuvent pourtant se trouver: seules se trouveront les images que tous les deux s'inventent, l'un contre l'autre, en dépit de toute norme de convivialité. Ils s'aiment dans la distance, avec un amour fort et désespéré, comme s'ils vivaient dans des mondes séparés, entre des feuilles antagoniques, dans des espaces intermédiaires qui, à force de s'opposer, ont créé la lézarde par où s'échappe le sens de leur rencontre. Ils cherchent les métissages de ce sens, sans aucune origine, sans transcendance, rien qu'une flèche qui pointe vers le futur. Salvador sait que le destin s'écrit à coups de rencontres, à force d'hésitations au carrefour des douleurs, de façon insistante.

Il ouvre la fenêtre. Un air violent vient de rentrer qui transporte des feuilles tombées de livres essentiels: les voyelles de Rimbaud dessinent le corps de Mado; les chiens du Comte de Lautréamont, poursuivis par un albatros noir, aboient devant la page blanche de Mallarmé. Entre rêves exquis et cadavres ésotériques, Mado commence la danse des carnavals interdits. Son sexe provoque des cataclysmes, des cascades de sentiments, des envies qui poussent dans les sépultures anciennes, des rigidités inattendues, et des voyages au fond de l'abîme. Salvador prend note de tous les incidents sur le cahier de ses angoisses. Et s'il était possible de trouver Mado? Un doute le menace: continuer à représenter une passion feinte ou affronter l'inévitable en pénétrant le secret des vérités indélébiles?

Salvador prend sa moto et s'éloigne de la peur.

La tension de l'écrit se confond avec la turgescence de mon sexe quand Mado s'allonge sur le tapis de fleurs. La nature entoure, comme une gousse, son corps délicat. Près de son bulbe une fine membrane protège le pistil. Je la regarde, et son corps se visse en laissant que la corolle évoque des épaisseurs de rêves. Près de la tige, entre des pétales d'illusions, sa main experte attend la promesse de futures résines. Mon oeil crée les étincelles qui, bientôt, incendieront sa touffe, et la laisseront plus nue que la nuit. En moi croît l'espoir d'un jet qui, sur la page, illuminera avec des projets infinis le corps de Mado.

Si vous ne voulez pas me croire, allez-y voir vous-mêmes!

Ricard Ripoll i Villanueva©



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