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Le livre de la pauvreté et de la mort
(Paris, 1902)
Je suis peut-être enfoui au sein des montagnes
solitaire comme une veine de métal pur;
je suis perdu dans un abîme illimité,
dans une nuit profonde et sans horizon.
Tout vient à moi, m'enserre et se fait pierre.
Je ne sais pas encore souffrir comme il faudrait,
et cette grande nuit me fait peur;
mais si c'est là ta nuit, qu'elle me soit pesante, qu'elle m'écrase,
que toute ta main soit sur moi,
et que je me perde en toi dans un cri.
Toi, mont, seul immuable dans le chaos des montagnes,
pente sans refuge, sommet sans nom,
neige éternelle qui fait pâlir les étoiles,
toi qui portes à tes flancs de grandes vallées
où l'âme de la terre s'exhale en odeurs de fleurs.
Me suis-je enfin perdu en toi,
uni au basalte comme un métal inconnu?
Plein de vénération, je me confonds à ta roche,
et partout je me heurte à ta dureté.
Ou bien est-ce l'angoisse qui m'étreint,
l'angoisse profonde des trop grandes villes,
où tu m'as enfoncé jusqu'au cou?
Ah, si seulement un homme pouvait dire
toute leur insanité et toute leur horreur,
aussitôt tu te lèverais, première tempête de monde,
et les chasserais devant toi comme de la poussière_
Mais si tu veux que ce soit moi qui parle,
je ne le pourrai pas, car je ne comprends rien;
et ma bouche, comme une blessure, ne demande qu'à se fermer,
et mes mains sont collées à mes côtés comme des chiens
qui restent sourds à tout appel.
Et pourtant, une fois, tu me feras parler.
Que je sois le veilleur de tous tes horizons
Permets à mon regard plus hardi et plus vaste
d'embrasser soudain l'étendue des mers.
Fais que je suive la marche des fleuves
afin qu'au delà des rumeurs de leurs rives
j'entende monter la voix silencieuse de la nuit.
Conduis-moi dans tes plaines battues de tous les vents
où d'âpres monastères ensevelissent entre leurs murs,
comme dans un linceul, des vies qui n'ont pas vécu
Car les grandes villes, Seigneur, sont maudites;
la panique des incendies couve dans leur sein
et elles n'ont pas de pardon à attendre
et leur temps leur est compté.
Là, des hommes insatisfaits peinent à vivre
et meurent sans savoir pourquoi ils ont souffert;
et aucun d'eux n'a vu la pauvre grimace
qui s'est substituée au fond des nuits sans nom
au sourire heureux d'un peuple plein de foi.
Ils vont au hasard, avilis par l'effort
de servir sans ardeur des choses dénuées de sens,
et leurs vêtements s'usent peu à peu,
et leurs belles mains vieillissent trop tôt.
La foule les bouscule et passe indifférente,
bien qu'ils soient hésitants et faibles,
seuls les chiens craintifs qui n'ont pas de gîte
les suivent un moment en silence.
Ils sont livrés à une multitude de bourreaux
et le coup de chaque heure leur fait mal;
ils rôdent, solitaires, autour des hopitaux
en attendant leur admission avec angoisse.
La mort est là. Non celle dont la voix
les a miraculeusement touchés dans leurs enfances,
mais la petite mort comme on la comprend là;
tandis que leur propre fin pend en eux comme un fruit
aigre, vert, et qui ne mûrit pas.
O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort,
donne à chacun la mort née de sa propre vie
où il connut l'amour et la misère.
Car nous ne sommes que l'écorce, que la feuille,
mais le fruit qui est au centre de tout
c'est la grande mort que chacun porte en soi.
C'est pour elle que les jeunes filles s'épanouissent,
et que les enfants rêvent d'être des hommes
et que les adolescents font des femmes leurs confidentes
d'une angoisse que personne d'autres n'accueille.
C'est pour elle que toutes les choses subsistent éternellement
même si le temps a effacé le souvenir,
et quiconque dans sa vie s'efforce de créer,
enclôt ce fruit d'un univers qui tour à tour le gèle et le réchauffe.
Dans ce fruit peut entrer toute la chaleur
des coeurs et l'éclat blanc des pensées;
mais des anges sont venus comme une nuée d'oiseaux
et tous les fruits étaient encore verts.
Seigneur, nous sommes plus pauvres que les pauvres bêtes
qui, même aveugles, achèvent leur propre mort.
Oh, donne nous la force et la science
de lier notre vie en espalier
et le printemps autour d'elle commencera de bonne heure.
Rainer Maria Rilke
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The book of poverty and death
(Paris, 1902)
I may be buried away in the midst of mountains
lonely as a pure metal vein;
I am lost in an unlimited abyss,
in the depths of a night without horizon.
Everything comes to me, clasps me, and turns into stone.
I do not know yet how to suffer as I should,
and the large night is scaring me;
but if there it is your night, let it be ponderous to me,
let it be flattening me out,
the whole of your hand be on me,
and I, lost into you in a shoot.
You, mount, sole unchanging in the mountains' chaos
slope with no refuge, unnamed summit,
perpetual snows making stars growing dim,
You, carrying large valleys in your flanks,
from where earth's soul is rising into the fragrance of flowers.
Am I then lost into you,
united to basalt as an unknown metal?
With full veneration, I am merging to your rock,
and everywhere I am hit by your hardness.
Or then is it angst grasping me,
the deep angst of too large cities
you plunged me neck-deep into?
Ah, if only one could tell
the whole of their insanity and the whole of their horror,
at once you would rise, first world's storm,
and you would drive them ahead of you as dust
Now if you want me telling,
I couldn't do it, for I understand nothing;
and my mouth, as a wound, doesn't ask anything else but shutting,
and my hands stuck to my sides as dogs
keeping deaf to any call.
And yet, once, you'll make me telling.
Let me be the one on watching over all your horizons
Allow my bolder and vaster eye
to take at a glance in the seas' extent.
Do me trailing the rivers' walk
In order beyond the rumors of their banks
To ear then the night's silent voice rising.
Lead me into your plains hard beaten by the four winds
where harsh monasteries bury between their walls,
as into a shroud, lives who did not live.
For Lord, big cities are accursed
fires' panic is smoldering in their bosom
and they have no pardon to expect
and their time is counted.
There, unsatisfied people have hard lives
and die without knowing why they suffered;
and none of them saw the weak grimace
at the nameless nights' bottom
a substitute to a happy smile of faithful People.
They go random, the effort done
to serving without ardor for meaningless things has been degrading them,
and their clothes, little by little, are showing signs of wear,
and their beautiful hands are getting old too early.
The crowd is shoving them and indifferent is going past,
though they are hesitating and weak,
only timorous dogs with no shelter
are for a moment following them in silence.
They are handed over to a multitude of executioners
and each hour's stroke hurts them;
they are wandering, lonely, about hospitals
anguishly waiting for admittance.
Death is there. Not the one whose voice
miraculously touched them in their childhood,
but the petite mort as it is taken there;
while their own end is hanging into them as a fruit
sour, green, and not ripening.
O my God, give to each one one's own death
give to each one the death born from one's own life
when love and misery were met.
For we are nothing but bark, nothing but leave,
as the fruit in the center of all,
it is the great death each one carries into oneself.
For it, young ladies are blooming,
and kids are dreaming to be men
and adolescent boys are making women their confidantes
of an angst nobody else is willing to ear.
For it, all things are lasting forever
even if remembrance has faded with time,
and everyone who, lifetime long, is trying to be creative,
encloses into oneself this fruit from a universe freezing and warming in turn.
In this fruit all of the hearts' warmth
and all of the thoughts' white sparkles can enter;
but angels have come as a birds' plague
and all the fruits were still green.
Lord, we are poorer than the poor beasts
even blind, they achieve their own death.
Oh, give us the strength and the knowledge
to tie up our life as an espalier
and spring around it will start at an early stage.
English translation by: Gilles de Seze
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