Poètes de la Liberté

"Les Hommes immobiles"




Pour que personne n'oublie les hommes immobiles qui ont sacrifié leur vie ou perdu leurs plus belles années dans les camps de prisonniers; pour que personne n'oublie leur courage, le Jardin des Muses rend cet hommage aux poètes prisonniers pendant cette sinistre période des années 39 à 44 en leur consacrant une section spéciale.


Tirés en majeure partie du Cahier des prisonniers, écrits par des hommes qui rêvaient l'heure du retour, ces poèmes sont touchants, remplis d'espoir et plus que souvent écrits avec leur sang.

Liste des poètes de cette page (cliquez sur le nom)

Jean Garamond
André-Masson, Stalag V C
André Frénaud
Max Richard, Oflag V A
Pier-Henri Simon, Oflag V I D
René Ménard, Oflag V I A



Jean Garamond
La Dure Terre
triangle

Le ciment et la lassitude leur donnaient des gestes rigides de pierre
Ils construisaient un port — ils construisaient un pont
Ils astiquaient des locomotives — ils creusaient la terre.

Ils étaient fatigués.

Et fatigués aussi la terre et le port et le pont
des embûches qu'ils dressaient aux hommes
avec les lourdes traverses qui courbaturaient les épaules
avec les marteaux qui projetaient sur la chair des surprises rouges
avec les chutes camouflés dans la certitude —
Matière rusée — terre cabrée comme une bête libre qu'on met en cage.

C était le soir — les hommes parlaient de leurs habitudes juteuses d'absence.

Et Alzin, coiffeur pour dames, dit :
Maintenant les bateaux enceints d'appels viendront.
Il y aura l'instant catégorique de l'échelle qui remonte
puis la mer qui se dépeuple entre les quais et le bateau qui s'éloigne

et mes yeux qui se noieront dans le lac tanné de mon âme
Moi qui ai l'habitude de rendre plus belles les femmes
J'ai construit un port.

Ils rentraient le soir — Le ciment — la solitude et la lassitude leur donnaient des gestes
        rigides de pierre.

Ils construisaient un pont.
Et le pont était couché sur l'eau — simple et trapu
solide comme un pas de géant.
Il était comme un lutteur qui a fait toucher terre à l eau.

C était le soir — les hommes ressassaient leurs habitudes anciennes
et Jean le typographe dit :

J'ai construit un pont —
il est musclé de la moelle de mes muscles
il s'en va d'un pas assuré au-dessus du fleuve
vers une fertile floraison de routes
qui amènent — croisent et renouvellent des vies
au delà du fleuve.
Et j'ai regardé ce pont qui unit deux rives
et je suis fatigué
ce pont ne m'unit à rien.

Les prés au delà du fleuve ignoreront ma promenade
le poids amical de mon corps sur eux

moi qui sais donner aux velins leur meilleure pâture
j'ai construit un pont.


Et Pardoen qui dispose dans les lins et dans les laines
des géométries harmonieuses
Dit :

Tous les jours elles me reviennent blanches grises et sales.
Les routes — les campagnes et les gares
déposent sur elles le baiser poussiéreux de leur vie.

On m'a donné des chiffons de fils de laine.
On m'a donné des boîtes doubles avec de l'huile et du pétrole dedans —
Ma spatule sous la mousse des routes découvre la virginité rouge des
        rayons —
L'huile lisse le miroir noir des tenders.
J'écoute courir le sang blanc et bouillant dans le ventre long et
        vigoureux.
et la locomotive gémit de cette ardeur.

Locomotive chaude que j'ai parée pour de nouvelles noces avec les
        routes
prête à troubler l'égoïste méditation des verdures
chargée de présents et de mauvaises nouvelles
et d'hommes abandonnés — et d'autres qu'on attend
et de rencontres et de soucis

et de morceaux de mes prunelles figés dans les rayons des roues.

Va la vie — et son désarroi — et mon désarroi
et son inadaptation à mon inadaptation

et mes draps de laine qui voulaient corriger les corps.


Et Chastel le Cantalou — cultivateur de son métier
qui est médecin de ses brebis — et ingénieur de ses champs
dit :

Moi, l'homme de la terre, je travaille à la terre —
j'ai arraché dans les champs d'ici les pommes de terre —
la terre s'agrippait — laissait la poussière de sa chair entr'elles.
La terre est dure — elle ne donne pas.

Et le cultivateur d'ici regardait mes mains et mes ampoules
..et approuvait
il me regardait travailler — et comprenait que j'étais de la terre
et m'approuvait.

Mais je suis l'étranger dans sa cuisine
et près de sa femme
Et son chien ne me connaît pas.

Là-bas... chez moi
un chien court au bout du sentier humer l'air
et cherche mon odeur.


Ils se réunissaient le soir
Pardoen qui dessine les tissus — et Alzin le coiffeur pour dames
et Chastel le cultivateur — et Jean le typographe.

Ils mangeaient lentement leur soupe de carottes et de patates.
Le silence pesait de ses comparaisons
puis ils éveillaient la vie qui continuait sourdement dans leurs
mémoires.

Un poème terne entrelaçait la campagne — les villes — les maisons
les lits peuples qui sentent bon la lessive
et leur détresse d'hommes sans liberté.

Le ciel grisonnant était comme un grand oeillet pâle
accroché à la boutonnière de la vie.

21 avril 1942. Jean Garamond©



André-Masson, Stalag V C
Ô vous les morts!
triangle

Ô, Vous les Morts
Nous pensons à vous
De toute notre vie

À vos tombes ouvertes par la guerre
Qui a meurtri notre sol
Qui nous a déchirés, presque détruits

Je pense à vous, les morts qui êtes libres.
Je pense au magnifique élan qui vous a fait dépasser la vie,
Je pense à l'éclair qui a rempli votre dernier instant.
Je pense que vous avez été Français jusqu'au bout
Et des hommes intacts qui ont su mourir
Et que rien ne pourra faire jamais que vous soyez vaincus.

Je pense à vous
Ô vous les morts
Je vous admire
Ô vous, si haut
De tout en bas
Et je vous prierais presque, si j'osais
Ou plutôt je prierais Dieu en vous
Je prierais Dieu pour nous
Je prierais Dieu pour la Patrie
Je prierais Dieu pour les vivants
Pour les vivants qui ne savent plus être des vivants
Pour les vivants qui sont plus morts que vous.

Et je vous demanderais d'abord pardon
Nous vous demandons pardon

Pardon de n'être plus que nous
De n'être pas mieux, de n'être pas plus
Pardon d'être si loin de vous
Qui avez donné vos coeurs, vos âmes et votre chair
À la Patrie.

Je vous demande pardon
Pour les faibles
Pour les imbéciles
Pour ceux qui doutent
Pour ceux qui nient.

Je vous demande pardon
Pour le sourire railleur des égoïstes durcis
Qui se moquent de nous quand nous cherchons le ciel
Pour compter ses étoiles.
Pour ceux qui ne veulent pas de notre Foi

De notre idéal, de notre Espoir,
Pour ceux qui intriguent, sabotent et salissent
Qui s'imaginent des forts,
Parce qu'ils ne savent pas que la souffrant peut être noble, fructueuse,
        méritoire.
Qui s'imaginent être forts
Parce qu'ils ne savent pas qu'ils sont infirmes
Sans coeur, sans charité
Plus tout à fait des hommes.

Aujourd'hui Aujourd'hui sur vos tombes
Les mères et les épouses
Et tous ces petits qui vous gardent dans leurs yeux
Aujourd'hui dans les cimetières de France
La foule,
La foule noire, la foule lasse, la foule misérable

Qui passe et repasse
Interminablement
Dans les cyprès
Comme nos peines
Dans la vie.
La foule
Tous ces gens qui sont de pauvres gens.
Tous ces gens qui pleurent
Une fois de plus.
Tous ces gens que nous aimons parce qu'ils nous aiment.
Tous ces gens qui n'ont pas oublié.
Qui jamais n'oublieront.
Tous ces gens auxquels nous pensons,
En pensant à vous.
Parce qu'ils sont comme vos ombres
Et que nous non plus
Dans les Camps où il y a de la misère et des larmes
Nous ne pouvons pas oublier
Parce que nous sommes le rappel vivant de la grande infortune
Parce que nous sommes comme le goémon que laisse sur rivage
Le flot qui se retire.
Parce que nous, qui ne sommes pas morts,
Malgré la fin de la guerre, nous restons loin de nos foyers
Loin de la vie, de la vie véritable
Où il y a de la joie, de la lumière et les sourires que nous aimons
Et la douce chaleur des coeurs assemblés.

Aujourd'hui
Aujourd'hui sur vos tombes
Les mères, les épouses, vos petits et aussi
Les Prisonniers.
Les Prisonniers dont vous êtes la consolation
La consolation et l'espoir
Parce que vos croix de bois
Sauvent notre honneur

Vis-à-vis des morts de l'autre guerre
Parce que vous avez rejoint ceux de 14-18
Ceux de 70
Deux des autres guerres,
De toutes les guerres que la France a faites à travers les siècles pour
... mûrir son âme et mériter la vie.

v Nous savons ce que feront les vivants,
Hélas ! pas tous les vivants
Pour sauver leur Pays.
Nous savons le travail exceptionnel qui devra être fourni
Nous savons que quelques hommes seront des surhommes
Et que la France ressuscitera par eux
Mais nous savons surtout que c'est vous qui nous avez sauvés
Vous qui êtes entrés, partout où l'on s'est battu, dans la terre de
        France, pour nous la garder.

Aujourd'hui
Aujourd'hui nous pleurons, pour nos frères, pour nos camarades,
Pour ceux que nous connaissions,
Et ceux que nous ne connaissions pas.
Aujourd'hui notre pensée en deuil
Frôle les tombes des cimetières de France
Et ce que nous vous apportons,
Pour fleurir vos croix de bois
C est la gerbe éblouissante de nos espoirs et de nos volontés.
C'est le serment de vivre comme vous auriez vécu ;
C'est de vous représenter, de vous continuer,
Et de faire rayonner sur nos fronts
La fierté et la force de votre sacrifice.

Entre les morts et les vivants, il y a les prisonniers
Les prisonniers qui reviendront des vivants
Et qui vous rendront,
À vous les Morts, Ô nos gardiens spirituels

Noble et pure comme vous l'avez rêvée
La France qui demeure
Votre Vie Éternelle.

André-Masson, Stalag V C©

***

La vie profonde

(À ma femme)

Autres, j'écrivais d'exubérants poèmes
D'où jaillissait ma vie en rires et en pleurs.
Je n'avais pas encore appris cette pudeur
Farouche, de sceller mes lèvres sur moi-même.

Et voici que ma plume est morte entre mes mains
Devant l'inexprimable. À quoi bon la souffrance
De voir toutes les fois qu'une sentiment s'élance
Se glacer dans les mots son pauvre sang humain.

Un monde vit en moi, comme en vous vit un monde.
Qui connaître jamais ses cimes et ses fonds ?
Moi-même les explore en des incantations
Railleuses de dépit, dans leurs stériles rondes.

Aussi par les remous d'orages inconnus
Mon âme aux profondeurs secrètes et lointaines,
Suivra dans le chaos des forces et des peines,
La dure vérité des sentiments à nu.

Mais je ne dirai rien car il vaut mieux les taire
Les cris rageurs et vains des coeurs près d 'éclater
Car l'ordre est établi pour une éternité
Cet ordre qu'imposa les siècles sur la terre.

Laissons grouiller le monde au fond de son ennui.
Et n'arrachons personne au sommeil des légendes.
Les préjugés sont forts et la bêtise est grande.
Nul ne peut déchirer les voiles de la nuit.

Alors laissons les mots loin de nos états d'âme
Mobilisons-les tous au service d'action
Extérieure, étrangère, et des révolutions
Qui fondent aujourd'hui sur l'univers en flamme.

Oui façonnons un peu, durement le destin.
Marquons au fer rougi les vieilles décadences.
Jetons dans le grand feu les antiques créances
Et préparons tout neufs de flamboyants matins.

Agissons. Agissons et changeons l'air putride.
Agissons pour nos nerfs, nos muscles et nos coeurs
Élisons s'il le faut d'orgueilleuses douleurs
Plutôt que de subir l'âcre relent du vide.

Mais il est un royaume invisible et muet
Où réelle, la vie épanouit ses corolles.
Un royaume au delà de toutes les paroles.
Un royaume au delà de tout ce que je sais.

J'enferme en lui, jaloux, mes doutes, mes tempêtes
Ce qui rit, ce qui saigne et mes espoirs trop beaux
Et me rêves trop doux et mes trop lourds sanglots
Les flux et les reflux de mon coeur à ma tête.

J'ai cloué dans l'azur, à grands coups de ma Foi
L'étoile que je veux pour guide tutélaire
Et mon regard, levé vers elle de la terre,
Fixera dans le ciel un destin de mon choix.

Et bien qu'on me verra, dans les fracas de l'heure,
Marcher en forcené, sans fin, vers les combats,
Seulement absorbé par ce qu'on ne voit pas,
J'explorerai toujours mes intimes demeures.

Et que m'importe alors les nuages aux cieux.
Qu'importe l'ouragan qui dévaste la plaine
Et la mort qui répand ses ombres inhumaines
Si me vient la lumière immense de tes yeux,

Ô Toi qui seule entend les mots vrais de mon âme,
Seule pour qui ma voix ne se taira jamais,
Doux miracle accompli des rêves que j'aimais,
Dans mon royaume élu, ton royaume, Ma Femme,

Je vivrai, je vivrai réfugié en nous deux.
Nos regards confondus glisseront sur les choses,
Sur les êtres, la vie et les mondes moroses
Pour revenir toujours au Monde merveilleux

Que seuls nous avons su nous donner l'un à l'autre.
Tout le reste est folie et mensonge...et roblot. (a)a


Ne gâchons rien de nous. Sur les principes faux
Laissons les impudents faire les bons apôtres.

Et marchons au soleil, libres, forts, exaltés,
Lorsque chante en secret la sève dans les branches.
Ne poursuivons jamais que des joies toutes franches
Et que jamais nos pleurs ne coulent sans beauté.

De mon exil vers toi, monte la flamme claire
De ce lucide amour que porte mon destin
Bien plus fort que mes soifs et toutes mes faims
Plus fort que les horreurs gigantesques des guerres

Je sais que de tout temps existe un carrefour
Où le bonheur attend de nous rouvrir ses portes
Et que nos deux chemins, parmi les choses mortes
Sont tracés par la vie au devant de l'Amour.

Je sais que ta présence étend sur moi ses ailes.
Je sais que ma présence est tout entière en Toi,
Je sais que nous avons mêmes Voeux, mêmes Lois
Et le même mépris des humaines querelles.

Je sais que de tout temps, depuis le premier Port,
Voguent à l'infini nos âmes qui se fondent,
Comme Dieu le voulut en Une Âme profonde
En deça de la vie, au delà de la mort.

Nous laisserons sans doute un très fluide sillage
Sur l'eau pâle des jours. Que ce soit en passant
Mais regardons-nous vivre : un monde autrement grand
S'offre à nous qu'à créé notre Éternel Mariage.

Pentecôte 1942. André-Masson, Stalag V C.



André Frénaud
Souvenir
triangle

À Louis Trey

Ramage du soir
bourdonnement de bêtes éteintes
Brandebourg la guerre creuse jusqu'aux dunes.

Quand nous tisonnions l'impeccable avenir
au hasard de nos kommandos calamiteux
quand nous rabâchions le silencieux avenir
Quand nous entachions l'adorable avenir
quand nous achetions l'avenir incorruptible
avec la sueur de nos fronts, la monnaie de notre pauvreté
quand nous réchauffions le passé avec nos mains froides
parce que la pomme de terre était régal insuffisant
et le pain et les seins de la femme étaient de l'autre côté
hommes éloignés de leurs mamelles nourricières
mi mieux ni pires que dans leur vie dans l'habitude
de l'illusion tissée à fils d'amour de soi
par les hivers et les printemps qui recommencent
par les années
dans le refus quotidien de chaque journée
captifs à n'en jamais finir.

Avec du bois bien mort je construirai mon temple
Ni les loups ni la splendeur des aracs en ciel des soirs d'été
N'en auront raison.

20-21 avril. André Frénaud©



Max Richard, Oflag V A
Nocturne
triangle

La lune va promeneuse du rêve.
Aux cieux béants feindre sa plainte brève

Sur les accords du mystère un peu fou
Traîne mes voeux mélancolique lune

Rien que mon coeur et toute ma fortune
Un deux trois quatre — espoir et puis c'est tout

Du givre germe à la vitre nocturne
Songes secrets fleurs de frêle cristal

Dormeurs liés par l'ombre taciturne
Dieux foudroyés par le sort inégal

Le seuil muet des abîmes stellaires
Vous rend pareils ô frères éphémères

Ce cri tout près s'appelle liberté
Ce pas vainqueur demain retour des choses

Car le printemps reviendra et l'été
Et nos jardins auront encor des roses

Max Richard©,Oflag, V A



Pier-Henri Simon, Oflag V I D
Recours au poème
triangle

Prélude

L'été va-t-il mourir et sommes-nous si vieux ?
Voici qu'un vent plus frais ternit l'azur plus tendre
Et fait crouler le ciel en velours pluvieux.

Voici les soirs plus courts, et l'horizon de cendre,
Et le couchant qui saigne, et les arbres blessés,
Et les parfums moisis et les pleurs de septembre.

Un cri très lent d'oiseau plaint des nids délaissés.
Une rose au jardin, humide et seule, ploie
Vers sa prochaine mort ses pétales glacés.

Suis-je déjà si vieux qu'il faille pour ma joie
Les grands jours de juillet mal vaincus par les nuits,
Lacs d'éther immobile où l'âme ivre se noie,

Luxe de verts profonds, abondance de fruits,
Et ces feux sur les flots dont l'oeil sanglant s'étonne,
Et la bouche qui fond dans l'eau fraîche du puits?

Oui, j'ai peur maintenant des douceurs de l'automne.
Ors multiples, reflets subtils et ciels si beaux,
Fuite immense d'oiseaux dont le matin frissonne,

Soirs fumeux déchirés par le cri des corbeaux,
Rien ne reste à mes yeux de vos grâces discrètes
Qu'un désastre de fleurs sur la paix des tombeaux

Voici venir les jours ombreux, les nuits parfaites
Et le cruel essaim des malices du nord.
Mais ton coeur avait soif de ces justes défaites.

N'appelle pas malheur un mal qui te rend fort :
L'homme, soit qu'il agisse, ou qu'il chante, ou qu'il pense,
N'enfante sa grandeur qu'à l'ombre de sa mort.

— Ah ! Seigneur, vous avez voulu cette souffrance
qui monte vers nos fronts comme l'eau de la mer.
Accordez-nous la grâce et la suprême chance

De découvrir la perle au fond du gouffre amer
Oui, qu'importent la nuit, l'exil la solitude,
Si l'étoile de Dieu surgit au ciel d'hiver?

La saison du poème est souvent sombre et rude :
Laisse le vent du pôle approfondir l'azur ;
Accueille la douleur, le silence et l'étude,

Et que ton âme enfin soupire le chant pur!

L'Olympe

Le tumulte inouï des peuples furieux
Couvre d'un sang nouveau les gloires séculaires.
Tout a tremblé, la Syrie et les neiges plaires,
L'empire d'Océan et les temples des cieux.

Osant fouler enfin les monts mystérieux,
Saint foyer de la foudre et des vertus solaires,
Jusqu'au font de l'Olympe exaltant leurs colères,
Les jeunes géants blonds ont réveillé les dieux.

— Et nous, troupeau pensif de soldats sans épée,
Couvant notre orgueil mort et notre foi trompée,
Nous écoutons frémir les sublimes échos.

Séparés de l'honneur, mais innocents du crime,
Nous suivons, oubliant la marche du héros,
Le chemin triste et pur où monte la victime.

Salamine

Ce jour qui point propose au monde consterné
Le Barbare pour maître et l'Europe servante :
Par les mille vaisseaux dont le Grand Roi se vante
Entre l'île et le port Thémistocle est cerné.

L'Orient d'un feu rose à peine a couronné
Les toits de l'Acropole et la tête mouvante
Sculptée à chaque proue en monstre d'épouvante
— Quand le péan des Grecs sur la mer a sonné.

Et tandis que le ciel s'azure et s'illumine,
Le Perse a vu surgir du bord de Salamine
Une ombre, et livre aux dieux un front déjà dompté.

Car, dans les chants sacrés et dans le bruit des rames,
Corrigeant le destin par une volonté,
La lance d'Athéna s'inclinait sur les lames.

Fragment d'un poème

Honte et deuil! Nos chagrins tournent comme du sable.
La terre est offensée et le peuple à genoux.
Là-bas, la porte ouverte et l'étranger chez nous ;
Ici, l'exil, et la clôture infranchissable!

C'est la nuit la plus noire et le plus bas chemin
Où mille ans d'aventure ont fourvoyé la France.
Nos yeux portaient les pleurs de la pire souffrance,
Mille ans de dignité glissent d'entre nos mains.

Ô Jeanne à Domrémy, bergère avant les armes,
Qui couvais dans ton coeur la France en désarroi,
La misère du peuple et l'opprobre du Roi,
Toi seule as pu verser d'aussi profondes larmes!

Ouvriers malheureux d'un sinistre travail
Et mauvais intendants d'un trésor qu'on enlève,
Nous fûmes les soldats d'une triste relève,
Et ces fuyards parmi la foule et le bétail...

Et vous, pères mêlés à l'épaisse campagne,
Sous les foins et les blés cachant vos fiers repos,
Quel esprit de colère a secoué vos os,
Vieux morts à la Somme et de la Meuse au Rhin!

Vous nous avez crié: "Mauvais fils! frères lâches!
Quoi? vous avez dormi! Quoi! vous avez rendu
Le champ des poings fermés et du sang répandu,
Le sol de nos tombeaux et le prix de nos tâches!"

Et tous les grands aïeux, levant par milliers
Leurs tailles de seigneurs aux limbes de l'histoire,
Voyant ce qui restait de leur oeuvre et leur gloire,
Replongeaient dans la nuit leurs fronts humiliés...

Hélas! adolescents nous vîmes la lumière
D'un matin de triomphe, et nous avons ouï
Des cloches de victoire en un ciel ébloui,
Et la France était grande et marchait la première.

Mais où sont nos espoirs et nos honneurs anciens?
Nous avons essuyé les ultimes déroutes,
Et nous ne sommes plus qu'un troupeau sur les routes
Poussé par ses bergers et mordu par les chiens,

Au réseau transparent l'ombre des sentinelles
Tend un geste de fer sur le ciel de cristal:
Tel s'oppose au désir humain l'ordre fatal
Ou l'ange sans pitié des rigueurs éternelles...

Pier-Henri Simon, Oflag V I D©.



René Ménard, Oflag V I A
Espoir
triangle

Un soir où se jouera la jeunesse du monde
Où des nuages lents et pesants et terrestres
Feront porter le ciel à nos désirs de chair
Je te reconnaîtrai, tu me reconnaîtras...
Tu resteras d'abord immobile
       Mais le premier j'irai jusques à toi
        Les yeux vers les orées du ciel
        Et les mains tendues vers tes mains.
Nous ne serons d'abord qu'une même poitrine
Un même emmêlement de tiédeurs et de souffles
Nos doigts et nos genoux, nos hanches et nos lèvres
Se chercheront comme se cherchent les racines
        Des arbres solitaires
        Qui peuplent les forêts.
Puis, aimés d'un mystère en nos gorges caché
Nous franchirons d'un coup nos secrètes distances
Et tu connaîtras, Toi, ce qu'était ton attente
        Et moi, cette quête éternelle
        Qui dérobait le sol sous mes pas.
Alors nous marcherons dans le temps retrouvé
Liés et mariés l'un l'autre à toutes choses...
Navigant lentement par la Création
Nous prendrons le milieu des blondes épaisseurs
Qu'un bonheur inconnu fait surgir devant l'âme
Et lorsque nos deux coeurs battront à la mesure
Que voudront le chemin, l'air du soir et les arbres
Que nous avancerons d'une semblable chair
Par le saint mouvement de nos hanches rejointes
Où le grand Univers prendra son équilibre
Nous irons délivrer les ruches de la Joie...
Messagers des vivants, nous irons dans la ville
Pour baigner notre amour dans les maisons des hommes
Les larmes, les baisers et les destins des rues
Tous les chemins ouverts par de légers passants
Tous les chemins fermés par des gros dos rageurs
Tout ce qui frémira, tout ce qui chantera
Nous voudrons en porter le salut et la charge
En terrestres époux maillons de toute chaîne...
Tout ce qui sera chair et aventure d'homme
Nous le tiendrons si fort contre ce coeur unique
Qu'il nous sera permis des pas de solitude...

Et comme des enfants qui vivraient leur légende
Nous irons, retrouvant la grâce d'être deux
A nouveau sous le ciel, dans nos simples campagnes
        Où le bruissement des feuilles
        Et le clair amour du vent
Et les parfums brûlés que soupire la terre
Nous feront nous ployer comme de lourdes grappes
Vers la couche enchantée offerte par les fleurs
Tout le sang rose et or de la Création
La face vers le jour et nos doigts renoués
Nous le verrons couler sous nos paupières closes

Alors l'immense force et le tendre génie
De ce Dieu pur et calme épars au fond du monde
        Tendront nos bouches l'une à l'autre
Nous ne saurons de nous qu'une antique chaleur
Sa belle onde échangée envahira nos membres
Et pour moi, vagabond de la terre et des cieux
Par ton corps étendu et tes cheveux dorés
Tu seras tout mon sol et tout mon horizon.

René Ménard,Oflag V I A©

Référence: Cahier des Prisonniers



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Notes
(a)roblot.:(mot dialectal d'origine obscure)
1. nom collectif donné en Normandie à
de petits maquereaux gros comme des harengs et qui sont sans oeufs ni laitance.
2. Filet avec lequel on prend ces poissons.
(c'est-à-dire : chose futile)
Retour texte triangle

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Dernière modification de ce document: 31 mars 2004